Par Alexis Midol-Monnet, élu d’Orsay, Olivier Palluault, Ellyx, Stéphane Vincent, la 27e Région (*)
Des progrès importants ont été accomplis pour encourager cette coopération, à partir d’instruments comme la CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche). Mais tout ceci reste fragile. La culture scientifique n’est pas prédominante dans les collectivités, et agents comme élu-e-s se tournent plus spontanément vers le consulting. Quant aux universitaires, beaucoup voient les collectivités essentiellement sous l’angle des subventions. Ce sont deux mondes bien distincts : les chercheurs ne sont pas reconnus ou évalués sur leur degré d’interaction avec les acteurs locaux, mais sur leur visibilité scientifique et internationale. De même les élu-es et agents territoriaux ne sont pas primés pour leur participation à des dynamiques de recherche -ça ne fait pas partie du profil de poste. Une seule chose les réunit : la crise de confiance qui frappe le secteur public tout autant que le monde scientifique…
Convenons-en : beaucoup de coopérations se sont avérées frustrantes pour les deux parties, souvent en raison d’une méconnaissance réciproque, et à l’illusion selon laquelle coopérer reviendrait simplement à se mettre côte à côte pour travailler ensemble. En réalité, la coopération implique un changement de paradigme des deux parties, en particulier dans la façon d’envisager l’activité de recherche et de production de connaissances.
Comment dépasser les écueils et construire une relation fructueuse pour toutes les parties ? C’est la question que nous nous sommes posée dans un atelier organisé aux rencontres “Recherche et territoires” de l’AVUF (Associations des Villes Universitaires Françaises) en octobre dernier. Dans ce premier billet, nous nous adressons d’abord aux collectivités désireuses de participer à des activités de recherche, et nous leur proposons de poser quelques questions de fond sous la forme d’un auto-diagnostic.
1. Avez-vous déterminé, en tant que collectivité, le sens que vous donnez à l’activité de recherche ?
La « recherche » demeure une activité mal connue, et victime d’une appréhension parfois négative. Parce qu’elle met l’accent sur un processus de travail et de réflexion plutôt que sur un résultat, elle suscite une appétence moindre dans un contexte qui privilégie des solutions tangibles à très court terme, avec un minimum de ressources consacrées. Or, ce qui définit la recherche, c’est la création de connaissances, la consolidation du savoir partagé. De nombreuses politiques publiques peuvent participer à mieux améliorer la connaissance commune sur l’intérêt (ou non) de dispositifs d’appui ou de financement, sur leurs conditions de succès, mais aussi sur des approches de résolution de besoins sociaux menés par des acteurs socio-économiques sur le territoire. A l’inverse, l’absence de démarche de recherche contribue à reproduire des expériences malheureuses, à ne pas capitaliser sur les initiatives déjà menées, à emprunter des voies qui ont déjà échoué ailleurs.
Le positionnement de la collectivité vis-à-vis de la recherche au sein des collectivités peut ainsi renvoyer à trois grandes stratégies. La première, renvoyant à une compétence administrative, consiste à appuyer les programmes de recherche des laboratoires présents sur le territoire, indépendamment du contenu de ces programmes. Ici, il s’agit plutôt d’accompagner la stratégie de recherche des laboratoires ou des structures universitaires, sans contrepartie directe pour le territoire. La seconde vise à l’inverse à soutenir des démarches scientifiques qui entrent en résonance avec la stratégie politique de la collectivité, en matière de développement local, d’appui à l’agroécologie de proximité, de restauration de la biodiversité sur le territoire…L’enjeu est de nourrir la politique territoriale à partir des connaissances produites dans les laboratoires. La troisième a pour objet de mieux positionner la création de connaissances en appui des démarches sociétales menées sur le territoire par la diversité des acteurs socio-économiques du territoire, au-delà du champ strict des politiques publiques locales.
Au sein de la Métropole de Lille a été instituée une direction en charge de la recherche & développement, ayant pour objet de nourrir et accompagner les grands projets métropolitains. Cette direction est distincte du service chargé spécifiquement de gérer les relations partenariales avec les acteurs universitaires, en termes de financement notamment.
2. Qu’attendez-vous concrètement de l’activité de recherche ?
Beaucoup de collaborations recherche/collectivités se sont étiolées, faute d’avoir défini dès en amont le type d’impacts attendus. La recherche conduite avec les collectivités ne saurait échapper au principe d’évaluation et d’atteinte de résultats en vigueur dans la fabrique des politiques publiques. Qu’en attendent les principaux concernés, in fine ? Attendent t-il des résultats qu’ils viennent nourrir un schéma directeur, ou un plan d’administration à venir ? Seront-ils publiés durant la mandature actuelle, ou bien la suivante ? A quoi ce travail va t-il servir concrètement ? Il faut construire la démarche de recherche en fonction des effets attendus, et épouser le calendrier du mandat en cours ou à venir.
C’est pourquoi ces questions doivent être posées et arbitrées collectivement dès en amont. Il faut fixer quelques indicateurs de succès, et se tenir prêt à les faire évoluer au fil de la recherche. Mais l’adoption d’une posture évaluative n’est pas suffisante : l’expérience a montré que le soin apporté aux phases de capitalisation et d’apprentissage était souvent insuffisant, alors même qu’elles seules permettent de relier les enseignements de la recherche aux politiques publiques concernées. Ces phases doivent faire partie du programme de recherche, et doivent être anticipées et prévues dans les budgets.
Dans le programme de recherche-action Rebonds consacré aux futures politiques de développement économique, une discussion a été engagée dès en amont avec les 10 équipes de développeurs économiques partenaires sur les effets attendus, à partir de ce type de question : cette recherche arrive t-elle au bon moment pour nourrir le nouveau schéma régional économique ? Au-delà d’une simple présentation aux élu-es, qu’est-ce qui améliorerait les chances de prise en compte des enseignements ? Quelles personnes doivent impérativement profiter des enseignements pour espérer des changements ?
3. Avez-vous clairement défini des objets de recherche ?
Les objets de recherche devant faire l’objet d’un cadre de coopération entre la collectivité et les laboratoires universitaires, sont dépendant de la stratégie scientifique du territoire. Une finalité « d’innovation sociale », au sens de la loi de 2014, conduit à privilégier, du moins à donner une place importante, aux recherches positionnées directement en réponse aux besoins sociaux, écologiques, économiques, territoriaux. Qu’il s’agisse de recherche fondamentale, appliquée ou encore de développement expérimental, de tels programmes visent à concevoir des connaissances d’intérêt général, qui sortent du cadre parfois étroit des logiques d’innovation de marché.
De plus en plus de collectivités travaillent sur l’expérimentation de dispositifs sociétaux, comme la Sécurité sociale de l’alimentation comme en Gironde, le revenu universel à Grande Synthe, ou des modèles d’habitat inclusif. La recherche intervient ici à la fois en amont, en éclairant les enjeux, en travaillant les concepts à expérimenter, ou en aval, par la mise en place d’un cadre d’évaluation des expérimentations mise en place.
4. Etes-vous sûr(e) de la qualité du portage politique et administratif ?
Un simple accord entre une équipe de recherche et l’élu-e d’une collectivité ne vaut pas portage. Si elle est réellement efficace, celà signifie que la recherche va inspirer des controverses et qu’elle aura besoin d’être protégée pour résister aux pressions de toutes sortes. C’est pourquoi le choix des thèmes prioritaires de recherche doit faire l’objet d’un travail délibératif en amont, puis publié dans le plan d’administration ou les documents stratégiques de la collectivité. Les modalités de la recherche doivent être connues de tous, des moyens doivent y être affectés, les échéances clairement annoncées. Il faut que ces sujets entrent dans le débat public, qu’ils deviennent des sujets de conversation avec les habitants. Il faut que la collectivité soit prête à se confronter à la réalité expérimentale, admettre qu’elle doit reculer si les résultats ne sont pas concluants, et que les verdicts ne seront pas obligatoirement ceux espérés lors de la genèse du projet.
Peu d’institutions publiques portent officiellement une stratégie en matière de recherche. C’est le cas de l’ADEME, qui y consacre une part significative de son budget, et publie sa feuille de route en recherche sur six ans.
5. Votre collectivité est-elle prête à adopter une posture réellement expérimentale ?
L’approche expérimentale est au cœur de l’activité de recherche que veulent développer les collectivités. Une théorie appelée ‘gouvernance expérimentale’ a montré qu’un problème public pouvait être résolu lorsque les acteurs étaient encouragés à tester tout type de solutions à partir d’objectifs définis collectivement et révisés régulièrement via des retours d’expériences. Encore faut-il que la collectivité épouse ce type de théorie, et accepte l’idée qu’un test raté n’est pas un échec si on en tire des apprentissages. Pour y parvenir, il faut faire évoluer la culture de la “nouvelle gestion publique” encore en vigueur dans les collectivités vers une culture plus expérimentale, fondée sur des processus apprenants.
Dans le programme de recherche-action (Dé)formations sur la formation des élus aux enjeux de la transition, certains tests se sont avérés concluants (par exemple dans les formats de pair à pair entre élu-es), d’autres tests ont contredit nos hypothèses (par exemple la non-conférence des élu-es). Plusieurs années après nous voyons les approches pair à pair prospérer dans tous les secteurs (à l’ADEME, dans les collectifs d’élu-es locaux, etc).
6. Agents et élu(e) participent-ils à la recherche ?
Certaines démarches de recherche menées avec les collectivités échouent car aucun rôle précis n’est donné aux agents publics, renforçant le risque d’en faire les variables d’ajustement d’une recherche dont ils se sentent exclus, mais dont ils sont pourtant les terrains. Il est important que l’activité de recherche ait un caractère émancipateur pour les agents concernés, autrement dit il faut qu’ils y soient directement associés. La direction générale doit encourager cette participation, produire des lettres de missions pour les agents impliqués, prévoir des aménagements pour que le travail des équipes ne soit pas affecté, etc. Les agents doivent être formés aux bases de l’enquête et de la démarche scientifique. Cette dimension participative de l’activité de recherche est là clé, si l’on attend de cette recherche des transformations organisationnelles.
Dans le programme de recherche-action La Transfo, 20 agents volontaires se voyaient proposer de rejoindre l’équipe d’intervenants pluridisciplinaires pendant 18 mois, sur une base équilibrée : parité hommes/femmes, cadres/non cadres, fonctions supports / services de politiques publiques, etc.
7. Etes-vous prêt à coopérer avec d’autres acteurs ?
Travailler sur des enjeux territoriaux implique d’inclure les acteurs du territoire, en priorité ceux qui sont concernés par ces enjeux, en tant qu’acteur privé, commercial ou associatif, voire en tant qu’habitant ou citoyen. Par exemple, les démarches portant sur des territoires plus inclusifs pour les personnes en situation de handicap ou de vieillissement ne peuvent être pleinement durables ou impactant dans l’apport des établissements et associations qui œuvrent quotidiennement auprès de ces publics. Ce travail de coopération doit reposer sur une convergence stratégique entre acteurs publics et privés, et non sur une injonction des premiers envers les seconds, dont l’indépendance doit être pleinement garantie. Une approche par le dialogue et l’incitation constitue un levier pour faire se rapprocher les positionnements, identifier les synergies dans les actions menées et les ressources mobilisées. La qualité du dialogue territorial doit ainsi permettre, sur le long terme, de construire une culture de la résilience et de l’innovation et d’agir de concert dans le cadre d’opérations tangibles et pertinentes.
De nouveaux dispositifs sont actuellement conçus et expérimentés pour soutenir la coopération territoriale et échapper à des cadres trop rigides ou relevant d’une injonction par le haut. Les appels à commun de l’Ademe, du Cerema ou de la ville de Rennes sont issus de cette nouvelle philosophie d’action publique.
En conclusion, cette liste de conseils n’est ni parfaite, ni exhaustive : on pourrait également interroger la capacité de la collectivité à assurer l’activité de médiation entre chercheurs et non-chercheurs, la question des financements des activités de recherche, etc. Mais elle permettra aux collectivités de clarifier leurs propres attentes, de s’assurer qu’elles possèdent les pré-requis en interne, et de mieux négocier avec les équipes de recherche.
(*) Alexis Midol-Monnet est élu à Orsay et membre du bureau de l’Association des Villes Universitaires de France. Olivier Palluault est l’un des fondateurs d’Ellyx, une coopérative qui pratique et promeut la R&D sociale. Stéphane Vincent est le délégué général de la 27e Région, qui conçoit et conduit des programmes de recherche-action participative avec une quarantaine de collectivités locales adhérentes.